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illeopardi passage intégrant cotation complète des travaux des comédies des sources travaux littéraires historiques dans prose et dans les vers

A ANGELO MAI,

QUAND IL EUT TROUVÉ

LA RÉPUBLIQUE DE CICÉRON



Traduit par Auguste Lacaussade
 
 

      Italien hardi, penseur de forte race,
Quel est ton but? Pourquoi sans cesse en ton audace,
Au fond de leur tombeau réveillant nos aïeux,
Les mènes-tu parler à ce siècle oublieux,
Sur qui d'un vaste ennui pèse un si lourd nuage?
Muette si longtemps, d'où vient que dans cet âge
D'engourdissement sourd, retentisse la voix,
La grande voix des morts, nos gloires d'autrefois?
O lumineux écrits, découvertes fécondes,
Chassant de notre nuit les ténèbres profondes!
Documents, parchemins, chaque jour plus nombreux,
Dormaient ensevelis dans les cloîtres poudreux;
Ta main les ressuscite, et, lisant leurs mystères,
Tu nous rends la pensée auguste de nos pères.
Quelle force nouvelle et quels rares trésors
Va devoir notre siècle à tes hardis efforts!
Le sort t'est donc propice? ou plutôt, lutte vaine,
Le sort doit-il céder à la vaillance humaine?

      Ce n'est pas sans dessein si le vouloir des Dieux
Permet, et coup su coup, que l'appel des aïeux,
Secouant nos torpeurs et frappant nos oreilles,
Du passé dans notre âme évoque les merveilles.
A l'Italie encor s'intéresse le ciel!
De nous a donc pitié là-haut quelque immortel!...
Quand c'est l'heure ou jamais, race dégénérée,
De retremper ton âme à sa source sacrée,
Aux vertus des aïeux, ta gloire et ton remords,
Sortant de leurs tombeaux entends le cri des morts,
Écoute leurs conseils, refais tes mœurs, ta vie
Sur le grands souvenirs où leur voix te convie!
Le sol même exhumant les héros oubliés
Rappelle à leur devoir tes fis pétrifiés.
Devant de tels témoins aux appels sans relâche,
O mère! te plaît-il de rester sourde et lâche!

      Ancêtres valeureux, oh! dites, gardez-vous,
Oh! gardez-vous encor quelque espérance en nous?
N'avons-nous pas péri tout entiers? Ombres chères,
L'avenir est pour vous peut-être sans mystères!
Moi, je suis abattu, sans espoir; isolé
Dans le deuil du présent, l'avenir m'est voilé,
Et ce que j'en découvre est tel que l'espérance
M'apparaît comme un leurre, un rêve, une démence!
Cœurs vaillants, sous vos toits désormais profanés,
Rampe une plèbe immonde aux instincts prosternés;
Action ou parole, - hélas! race épuisée,
Tout courage est pour nous un sujet de risée.
Votre éternel renom ne nous fait plus rougir;
Nous ne l'envions plus! On ne voit rien surgir
Du sein de nos torpeurs qu'une veule ironie;
Et l'oisiveté dort où luttait le génie.
Fantômes, nous errons sous vos fiers monuments,
Exemples d'impuissance et d'avilissements!

      Esprit bien né, génie actif, puisque personne
N'a souci des aïeux que tant d'ombre environne,
Qu'il te souvienne d'eux! toi qui, cher au Destin,
Dans les champs du passé recueillant ton butin,
Nous ramènes cet âge où longtemps enfouies
Les Lettres renaissaient au jour épanouies,
Fleurs de l'antiquité, legs de ces fronts divins,
Philosophes, penseurs, poètes, écrivains
A qui le ciel a dit le secret des étoiles,
Avec qui la nature a parlé sous ses voiles,
Et dont les lèvres d'or et les mâles désirs
D'Athènes et de Rome ont charmé les loisirs!
O temps, temps oubliés! De cette terre aimée
La ruine et la mort n'était point consommée,
Et l'Italie encor vivait, et d'oripeaux
Ne souillait pas son front dans un honteux repos;
Et de ce sol les vents emportaient sur leurs ailes
Et secouaient au loin des milliers d'étincelles,
Symboles lumineux de sa vitalité,
Éblouissant encor le monde à sa clarté.

      Toi qui du vert laurier partis les tempes ceintes,
Dante! chaudes encore étaient tes cendres saintes,
O lutteur invaincu dont le mépris amer
A cette terre hostile a préféré l'enfer.
L'enfer! Eh! pourquoi non? Quel lieu si misérable
A l'habitacle humain n'est encor préférable!
Et toi, chantre éploré d'un amour malheureux,
En ce temps-là du moins, esprit mélodieux,
Au toucher de tes doigts les cordes de la lyre
Exhalaient, consolaient, enchantaient ton délire.
Hélas! flot jaillissant des blessures du cœur,
Le chant italien est né de la douleur;
Il lui resta fidèle, et sa douce harmonie
Est faite des soupirs et des pleurs du génie.
Qu'importe! moins poignant, moins dur en sa rigueur
Est le mal dont on vit que l'ennui dont on meurt.
Heureux, heureux, ô toi dont pleurer fut la vie!
Pour nous, l'ennui cruel tient notre âme asservie:
Il nous reçut debout auprès de nos berceaux,
Et debout le néant veille sur nos tombeaux.

      Et toi, ta vie alors, fils de la Ligurie,
Se passait sur les mers, sous la voûte fleurie
D'étoiles, au delà des colonnes d'airain
Qu'Hercule fit jaillir de leur lit sous-marin;
Au delà de la zône où l'on croyait que l'onde
Bout quand vient s'y plonger l'astre, flambeau du monde.
Te confiant aux flots, tu revis le soleil,
Déjà couché pour nous, qui renaissait vermeil,
Et, répandant sans fin la vie universelle,
Emplissait d'autres cieux de sa flamme éternelle.
Vainqueur des éléments, sublime explorateur
Des vagues, le premier tu franchis l'Équateur.
Affrontant la tourmente et la fureur des nues,
Ton audace a conquis des terres inconnues.
Le don d'un nouveau monde au vieux monde apporté,
Maîtrel a fait grand ton nom dans la postérité.
Mais notre sphère, hélas! pour être mieux connue,
Grandit-elle a nos yeux? Non! elle diminue,
Et l'espace étoilé, le lumineux éther,
La terre magnifique et féconde, et la mer,
Tous ces milieux mouvants où l'homme est de passage,
Si vastes pour l'enfant, qu'est-ce au regard du sage?

      Où donc sont-ils allés nos rêves merveilleux
De pays ignorés, séjours mystérieux,
Asiles où, le jour, se cachaient les étoiles,
Où l'aurore en secret tissait l'or de ses voiles,
Où le soleil dormait pendant le cours des nuits?
Beaux rêves, les voilà soudain évanouis!
De ses jeunes erreurs l'homme vieilli s'écarte;
Le monde tel qu'il est tient sur une humble carte;
Tout est partout semblable; effort, labeur géant,
Découverte, progrès n'accroît que son néant.
Ainsi la vérité sitôt par nous atteinte,
L'imagination meurt en notre âme éteinte.
Lumineuses erreurs! de nos cerveaux pesants
Votre clarté s'efface avec le cours des ans.
O soleil idéal! ta splendide innocence
N'a plus sur notre esprit sa magique puissance,
Avec toi, de nos maux, ô consolation,
Avec toi tout nous quitte, ô chère Illusion!

      Et tu naissais alors aux généreux mensonges,
Et les premiers soleils t'enivraient de beaux songes,
O chantre souriant des armes, des amours,
Dieux d'un âge de foi moins triste que nos jours,
Qui partout attisait l'héroïque folie
Des cœurs, âge d'espoir encor pour l'Italie.
Forteresses, châteaux, cloîtres aux noirs piliers,
Tours, palais enchantés, dames et chevaliers,
O jardins fabuleux, ô monde de féeries,
L'âme en vous évoquant se perd en rêveries
Si douces qu'oubliant la vie et ses terreurs,
Elle bénit en vous ses charmantes erreurs!
Des chimères alors, d'amour, de poésie,
D'étranges fictions se composait la vie.
Nous les avons chassés, ces rêves! Maintenant
Que nous reste-t-il? Rien! le deuil et le néant
De la réalité! Maintenant que les choses
Ont dépouillé la fleur de leurs métamorphoses,
Elles ne disent rien, plus rien à notre cœur,
Sinon que tout est vain, excepté la douleur.

      O Torquato! le ciel nous gardait ton génie,
Il te gardait les pleurs, source de l'harmonie.
Malheureux Torquato! la douceur de tes chants
Ne sut pas désarmer la meute des méchants,
Ne sut te consoler ni fondre dans ton âme
Les glaçons de la haine et de l'envie infâme,
L'une œuvre des petits, et l'autre œuvre des grands,
Pauvre génie en proie à d'infimes tyrans!
Espérance dernière, illusion suprême,
L'amour, hélas! l'amour t'abandonnait lui-même.
Alors, tombé du ciel dans la réalité,
Fou de douleur devant l'ingrate vérité,
Le néant te parut plus réel et plus stable
Que la vie, -- et ce monde, un monde inhabitable.
Ton triomphe tardif, honneur trop attendu,
Dans un cloître expirant, tes yeux ne l'ont point vu:
Compatissant enfin, le ciel t'en a fait grâce,
Et la mort fut pour toi faveur et non disgrâce.
A ce cœur abreuvé de dégoûts meurtriers,
A ce front douloureux qu'importaient les lauriers!
Celui qu'en de tels maux le Destin emprisonne,
C'est la mort qu'il demande, et non une couronne!

      Sors du tombeau muet et reviens parmi nous,
Si de souffrir encor ton esprit est jaloux,
Toi, des douleurs de l'homme exemple mémorable!
La vie à ton moment te parut misérable,
Cruelle et lâche, eh bien! la nôtre est pire encor:
L'égoïsme est partout, partout la soif de l'or.
Qui te plaindrait, chère ombre, aujourd'hui que chaque être
Ne plaint que soi, ne songe à rien qu'a son bien-être!
Qui ne proclamerait insensés de nos jours
Ton immortel ennui, ton rêve, tes amours,
Puisqu'en ces temps repus de plate accoutumance
Le beau, le grand, le rare est traité de démence!
Bien plus hideuse encor que l'Envie au teint vert,
L'épaisse Indifférence étale à ciel ouvert
Ses lourds sommeils aux pieds des œuvres du génie.
Dans cet âge du chiffre où la Muse est honnie,
Qui donc, le cœur ému des larmes de ta voix,
T'offrirait le laurier une seconde fois?

      Depuis toi jusqu'à nous, ô douloureux génie,
De ce pays déchu, terre autrefois bénie.
Nul homme n'a grandi ni relevé l'honneur,
Nul, sauf un seul, esprit altier et vaillant cœur,
Qui n'aurait pas dû naître en un siècle servile.
C'est ce fier Allobroge à la lyre virile,
Justicier du droit, vengeur prédestiné,
Qui tint du Nord et non d'un sol efféminé
Cette mâle venu dont l'âpreté stoïque
De son âme a passé dans son œuvre héroïque.
Sans appui, sans pouvoir, de son cœur seul armé,
Il osa -- rare audace! -- et d'un vers enflammé,
Sur la scène exaltant la liberté bannie,
Sous des masques anciens flétrir la tyrannie.
Guerre vaine! Et pourtant, ces drames d'autrefois,
A nos cris étouffés ils prêtaient une voix.
Qu'on permette du moins ces vains champs de batailles
A qui lutte impuissant à d'autres représailles!
Le premier dans l'arène et seul il descendit;
Sans écho fut l'appel et nul ne l'entendit.
Pour nous, l'oisiveté, le stupide silence
Sont désormais les biens sans prix de l'existence.

      Son existence à lui s'est passée a frémir,
S'indigner, mépriser, et non point à gémir.
Et la mort l'a sauvé d'un bien dur héritage!
O mon Vittorio, ce pays ni cet âge
N'étaient dignes de toi! d'autres temps, d'autres lieux
Sont voulus du génie, et tu méritais mieux!
La médiocrité gouverne notre vie;
Croupir dans le repos est toute notre envie;
Le sage est descendu, le vulgaire est monté,
Et voilà quel niveau nous fait l'Égalité!
O fier explorateur du passé, continue!
Et d'immortels travaux dote une époque nue;
Et puisque les vivants d'un oubli sans remords
Dorment, de leurs tombeaux ressuscite les morts!
Rallume du passé les lumières éteintes,
Fais des anciens héros parler les œuvres saintes,
Arme-les contre nous d'aiguillons généreux,
Et que ce peuple enfin, jadis si valeureux,
S'éveillant de sa fange, ait honte de lui-même!
Qu'il aspire à la vie et d'un élan suprême
Se redresse, et, rêvant d'illustres actions,
Qu'il reprenne son rang parmi les nations!


TEXTE DE RÉFÉRENCE: "La poésie de G. Leopardi en vers français", avec une introduction par Auguste Lacaussade, Alphonse Lemerre, Éditeurs, Paris, 1889  ( Voir )







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